domingo, 7 de junho de 2015

"J'ai toujours pensé qu'il était du devoir d'un peintre de ne jamais répondre aux critiques mêmes injurieuses"


Paul Gauguin (7 juin 1848 – 8 mai 1903 ), peintre appartenant au mouvement du postimpressionisme, fut le chef de file de l’Ecole de Pont-Aven et également l’inspirateur des nabi. Considéré comme un des peintres français les plus importants du 19ème siècle, il produisit des chefs-d’œuvre tels que le « Christ jaune ». L’artiste en 1891, ruiné, s’embarque pour la Polynésie où il finira sa vie. Cette lettre adressée à André Fontainas fait office de véritable manifeste artistique.

Monsieur Fontainas,

Mercure de France, n° de janvier, deux articles intéressants : Rembrandt, Galerie Vollard. Dans ce dernier, il est question de moi ; malgré votre répugnance vous avez voulu étudier l'art ou plutôt l'œuvre d'un artiste qui vous émotionne, en parler avec intégrité. Fait rare dans la critique coutumière.

J'ai toujours pensé qu'il était du devoir d'un peintre de ne jamais répondre aux critiques mêmes injurieuses - surtout celles-là ; non plus à celles élogieuses - souvent l'amitié les guide.

Sans me départir de ma réserve habituelle, j'ai cette fois une folle envie de vous écrire, un caprice si vous voulez, et comme tous les passionnels je sais peu résister. Ce n'est point une réponse, puisque personnelle, mais une simple causerie d'art : votre article y invite, la suscite.

Nous autres peintres, de ceux condamnés à la misère, acceptons ces tracas de la vie matérielle sans nous plaindre, mais nous en souffrons en ce qu'ils sont un empêchement au travail. Que de temps perdu pour aller chercher notre pain quotidien ! de basses besognes ouvrières, des ateliers défectueux et mille autres empêchements. De là bien des découragements et par suite l'impuissance, l'orage, les violences. Toutes considérations dont vous n'avez que faire et dont je ne parle que pour nous persuader tous deux que vous avez raison de signaler bien des défauts. Violence, monotonie de tons, couleurs arbitraires, etc.

Oui tout cela doit exister, existe. Parfois, cependant, volontaires - ces répétitions de tons, d'accords monotones au sens musical de la couleur, n'auraient-elles pas une analogie avec ces mélopées orientales chantées d'une voix aigre : accompagnement des notes vibrantes qui les avoisinent, les enrichissant par opposition. Beethoven en use fréquemment (j'ai cru le comprendre) - dans la sonate pathétique par exemple.

Delacroix avec ses accords répétés de marron et de violets sourds, manteau sombre vous suggérant le drame. Vous allez souvent au Louvre ; pensant à ce que je dis, regardez attentivement Cimabuc. Pensez aussi à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration de même que la musique est à même d'atteindre ce qu'il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature : sa force intérieure.

Ici, près de ma case, au plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent. Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l’immémorial. Autrefois, odeur de joie que je respire dans le présent. Figures animales d’une rigidité statuaire, je ne sais quoi d’ancien, d’auguste religieux dans le rythme de leur geste, dans leur immobilité rare. Dans des yeux qui rêvent, la surface trouble d’une énigme insondable.

Et voilà la nuit — tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l’espace infini qui fuit devant moi ; et j’ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances.

Louant certains tableaux que je considérais comme insignifiants vous vous écriez ah ! si Gauguin était toujours celui-là. Mais je ne veux pas être toujours celui-là.

Dans le large panneau que Gauguin expose, rien ne nous révélerait le sens de l’allégorie, si …

Mon rêve ne se laisse pas saisir, ne comporte aucune allégorie : — poème musical, il se passe de libretto (citation de Mallarmé ­ — Par conséquent immatériel et supérieur, l’essentiel dans une œuvre consiste précisément dans ce qui n’est pas exprimé ; il en résulte implicitement des lignes, sans couleurs ou paroles, il n’en est pas matériellement constitué.)

Entendu aussi de Mallarmé devant mes tableaux de Tahiti :

Reparlant du panneau : l’idole est là non comme une explication littéraire, mais comme une statue, moins statue peut-être que les figures animales, moins animale aussi, faisant corps dans mon rêve devant ma case avec la nature entière, régnant en notre âme primitive, consolation imaginaire de nos souffrances en ce qu’elles comportent de vague et d’incompris devant le mystère de notre origine et notre avenir.

Et tout cela chante douloureusement en mon âme et mon décor, en peignant et rêvant tout à ma fois, sans allégorie saisissable à ma portée — manque d’éducation littéraire peut-être.

Au réveil, mon œuvre terminée, je me dis, je dis : D’où venons-nous, que sommes-nous ? où allons-nous ? Réflexion qui ne fait plus partie de la toile, mise alors en langage parlé tout à fait sur la muraille qui encadre ; non un titre mais une signature.

Voyez-vous j’ai beau comprendre la valeur des mots abstrait et concret – dans le dictionnaire, je ne les saisis plus en peinture. J’ai essayé dans un décor suggestif de traduire mon rêve sans aucun recours à des moyens littéraires, avec toute la simplicité possible de métier : labeur difficile. Accusez-moi d’avoir été là impuissant, mais non de l’avoir tenté, me conseillant de changer de but pour m’attarder à d’autres idées, déjà admises, consacrées. Puvis de Chavannes en est le haut exemple. Certes Puvis m’écrase par son talent, et l’expérience que je n’ai pas ; je l’admire autant et plus que vous mais pour des raisons différentes. (Ne vous en fâchez pas, avec plus de connaissance de causes). Chacun son époque. L’Etat a raison de ne pas me commander une décoration dans un édifice public, décoration qui froisserait les idées de la majorité, et j’aurais encore plus tort de l’accepter n’ayant d’autre alternative que celle de la tricher ou de me mentir à moi-même.

A mon exposition chez Durand-Ruel un jeune homme demandait à Degas de lui expliquer mes tableaux qu’il ne comprenait pas. Celui-ci en souriant lui récita une Fable de la Fontaine : « Voyez-vous, lui dit-il, Gauguin c’est le Loup maigre, sans collier ».

Voilà une lutte de quinze ans qui arrive à nous libérer de l’Ecole, de tout ce fatras de recettes hors lesquelles il n’y avait point de salut, d’honneur, d’argent. Dessin, couleur, composition, sincérité devant la nature, que sais-je : hier encore, quelques mathématiciens nous imposaient (découvertes Charles Henri) des lumières, des couleurs Immuables.

Le danger est passé. Oui nous sommes libres et cependant je vois luire à l’horizon un danger : je veux vous en parler. Cette longue et ennuyeuse lettre n’est guère écrite que pour cela. La critique d’aujourd’hui, sérieuse, pleine de bonnes intentions et instruite tend à nous imposer une méthode de penser, de rêver, et alors ce serait un autre esclavage. Préoccupée de ce qui la concerne, son domaine spécial, la littérature, elle perdrait de vue ce qui nous concerne, la peinture. S’il en était ainsi je vous dirais hautainement la phrase de Mallarmé.

Un critique ! Un monsieur qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.

En son souvenir, voulez-vous me permettre de vous offrir ces quelques traits une minute esquissés, vague souvenir d’un beau visage aimé au clair regard dans les ténèbres. Non un cadeau, mais un rappel à l’indulgence dont j’ai besoin pour ma folie et ma sauvagerie.

Très cordialement,

Paul Gauguin


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