segunda-feira, 24 de agosto de 2015

Léo Ferré - 24/08/1916


Lettre de Léo Ferré à un miroir

Tu es la photo fugitive où veillent des cadences, Miroir, matière où la lumière se casse et réfléchit un songe de molécules. Narcisse t'a sacré et ton règne s'égare aujourd'hui au fronton des magazines en y fixant tes images mouvantes. Tu finis dans l'encre et le papier glacé. Peindre ton vide, ta nudité, ce serait là le comble de l'épure. Dans le néant, tu fais des rêves de néant et nous en donne la réplique. Rêve donc tout seul !

L'impassibilité de ton lac où frisent des participes me glace « J'ai été belle ! Reine, les gens se prosternaient devant moi et tu gardes dans quelque ombre de tain la courbe de leurs oraisons. Redis-moi les génuflexions, les grâces, les pénitences, redis-moi ma peau de neige et son délire de rose dans les bras de la passion, raconte-moi une fois encore avant que je ne passe à travers toi pour me perdre et me mordre la queue, pour renaître à la clarté des yeux étrangers, raconte-moi les heures où me fardant tu reflétais l'inutile beauté dans laquelle j'étais insouciante et tout enclose dans la mémoire des rides… »

Tu es une eau solide que l'on boit du regard et qui grise, une eau dormante où gît le temps dont tu as pris le risque. Le temps, dans les miroirs, n'est plus le temps des hommes, il est figé, nu, grave. Il se pourrit d'éternité.

Dans la nuit, tu allumes des tempêtes et, au bord du vide, ta position de dormeur éveillé inquiète l'aventure. Dans les yeux de la Femme je te soumets et me dédouble, mais ton privilège de brillance a tôt fait de vaincre mon pauvre regard dans l'abîme des larmes. Toujours brouillés, les yeux, tes frères, s'éteignent d'un sourire, d'un spasme. Toi, tu projettes alentour de ton champ d'investigation des aveux formels, l'Être, et non plus la chair. Ma main sur toi, comme une caresse, caresse une autre main, celle que j'invente, en revers, et dans mes yeux je vois ma nuque. L'Être ne se regarde pas.

Je voudrais que tu me rendes mes pensées d'autrefois ou l'autrefois de mes pensées, ce qui m'est indifférent puisque les pensées n'ont ni passé, ni avenir et meurent d'un présent multiforme et statique. L'autrefois, que tes images ont catalogué au fond d'un plat sinistre où cuisent des fantômes, est un adverbe qui nous distrait de l'oubli. Les adverbes toujours nous trompent. Les adverbes sont frauduleux. Quand ils sont vieux, quand ils ont trop usé nos paroles avides, on les substantivise, on dit « l'autrefois », le « toujours », le « jamais », « l'ailleurs »… Oui, l'ailleurs… Tous ces mots, quand ils te regardent, que leur reflètes-tu ? Ils se cassent la figure sur ta transparence avortée. Car nous te regardons avec des mots : les yeux, les lèvres, les cheveux gris, les cernes, les rides… Ah ! les rides, elles ont fait ta fortune, tu n'es qu'un attirail de vieux et de coquette, tu es un complice qui ne ment jamais, mais qui veut bien sourire si l'on te sourit…

Quand je passe devant toi, dans le couloir, tu me renvoies l'image d'un piège : c'est toi l'oiseau et moi la glu, et je me colle à toi, bouche à bouche et la brume de nos haleines n'est qu'une gaze de nausée… Des fois, j'ai voulu plonger dans ton eau pure, pour sonder ta mémoire abyssale. Je n'en suis jamais revenu. J'ai dû me perdre dans des coutures. Le cas de Narcisse est un cas d'urgence : l'urgence de l'urgence, le drame du drame, le rire du rire… Tu n'es que l'écho des petits problèmes. Tu as le bégaiement de nos alarmes.

Si la réflexion n'existait pas, si l'eau claire non plus n'existait pas, si la photo et tous ses dérivés non plus n'existaient pas, enfin si nous n'avions aucun moyen de « nous voir », de « nous regarder », pourrions-nous compter sur l'Autre, sur l'Étranger, pour nous dire comment nous sommes faits, pour nous dire notre nez, nos regards ? Il faudrait peut-être nous couper la tête et la mettre en face de nous ! Une tête de Venise, une tête de Louis XVI, une tête de veau ? Nous nous prendrions peut-être pour veaux à tête plate, il suffirait que d'autres nous le disent : Tu as une tête de veau, mais plate… Alors, la nuit, nous la prendrions cette tête, entre nos mains, en nous disant : « Je ne suis qu'un veau… »

Que la laideur de l'homme serait à l'aise si tu n'existais pas, quel alibi ! Fugitive photo où veillent des cadences, où la lumière se casse et réfléchit un songe de molécules… Quand je pense que tu n'as pas encore vu que je me teignais les cheveux ! Tu ne vois donc pas la Vérité ? Au fait, qui la voit ?


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