domingo, 5 de fevereiro de 2017

Lettre de Marguerite Duras


On ne présente plus Marguerite Duras (4 avril 1914 – 3 mars 1996), écrivain, cinéaste, dramaturge, souvent pastichée mais jamais égalée. La plume précise et délicate de Marguerite ne se déploie pas seulement dans ses romans comme "L’Amant", "Moderato cantabile" ou "Les Yeux bleus, cheveux noirs" : elle brille aussi dans ses lettres d’amour.

Toi.

Jamais ce mot ne m’a semblé plus près de l’infini, tant il renferme de choses vastes dans sa substance contractée. Aussi, puisqu’il a le caractère exceptionnel d’être un signe entre nous, je me permettrai de ne pas le subordonner aux choses de la grammaire, et ceci vous expliquera et me fera sans doute pardonner mon vouvoiement. Je désirerais que cette lettre soit sans origine ; hélas l’arrivée, dont je ne préjugerais pas à tort, m’oppresse et m’indique bien que je ne suis plus là. L’état mauvais, presque lamentable de ma grand-mère, l’idée d’un transport dans une clinique, à un âge où la seule lutte pour la vie consiste à vouloir mourir chez soi, ne créent pas l’atmosphère qui conviendrait à ce rapide monologue dont le plus grand mérite est de pénétrer chez vous. Mais alors je vous dirai l’estime et le prix que je porte à la vraie « joie » qu’à travers tout cela, j’éprouve à m’approcher de vous. Et je ne regrette pas le violent refoulement que j’ai imposé à ma nature qui durant toute la nuit, splendide, a effleuré tous les paysages familiers à notre pensée et à nos sens. Je ne regrette pas, car maintenant c’est une image abstraite, presque sans entité qui me hante, mais une entité qui aurait le parfum, provoquerait un espoir et laisserait dans l’être un long ravissement semblable à celui des bois dans la note endormie d’un fin pipeau agreste. Car c’est toujours à elle et à la musique qui nous a trouvés, auprès d’elle, semblables à deux prismes violents, la lumière blanche a jailli après nous en un arc-en-ciel, la corde vibrante sous un mat, a déchaîné à travers nous la puissante source d’une symphonie ; tout ceci, merveilleusement car l’intensité de la joie ou de la douleur tait égale, une, et brûlait de se fondre en un être, et il ne doit pas y avoir de dualité dans les joies semblables.

Et comment après cela, un autre toi n’aurait-il pas tressailli devant cette aube où il vivait avec vous ; jamais le rêve ne m’avait paru aussi largement sensuel dans le val un peu féérique de son caprice triomphant ; il offrait comme une chair, la plénitude de sa masse vivante, dans les contours incertains, et c’eût été là, pour vous, je pense, un inexprimable plaisir. […]

Mais sur tout cela vous jetez le long voile de votre présence chère, et la nature elle-même, sans doute mystérieusement attirée, se pare d’une attitude presque luxueuse et à travers vous, cela ne semble pas contraire à son état. Mais comment n’en serait-il pas ainsi dans ces paysages que vous avez aimés, puisqu’aussi bien la rue Chomel à la pompe discrète s’anime sous le pas furtif et frémit d’un geste cinglant ! Car le rêve avait transporté les choses au point où je désirais vous retrouver ici, partout, à travers les symboles naturels. […]

Et pourtant vous cacherai-je mon inquiétude à risquer d’arriver au point le plus décisif du calcul des probabilités ? Mais ne vous fâchez pas de cela car vous savez ma folie à me persécuter. Et il est tellement stupide de ma part d’agir ainsi quand le soir tombe et que le geste terrible va s’accomplir, de clore ma lettre, que vraiment vous m’excuserez. Vous le ferez car le lutin a cessé de badiner : la petite viole va se taire ; au petit matin elle reprendra sa ritournelle, qui sera pour vous la plus suave qu’elle sache grincer. Il vous éveillera douloureusement d’un rêve fantastique, et quand il reconnaîtra votre regard, doucement il s’en ira. Mais il vous fera encore signe, et il murmurera quelque chose. Mais les « gens » ne croient pas qu’il pare d’amour.

P.S. : Le lutin frappera peut-être aussi à l’autre porte.

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