domingo, 4 de junho de 2017

Lettre de Franz Kafka à Milena


En 1919, la jeune pragoise Milena Jesenská, qui connaît parfaitement l’allemand, découvre par hasard une nouvelle de Franz Kafka (3 juillet 1883 – 3 juin 1924). Elle écrit à l’auteur pour lui demander l’autorisation de la traduire en tchèque. C’est le début d’une correspondance intense entre la journaliste et l’écrivain, aujourd’hui disponible en français sous le nom de Lettres à Milena. Malheureusement leur relation est aussi courte que passionnée ; les angoisses existentielles de Kafka s’accommodent mal du tempérament hyperactif de Milena… et du fait qu’elle soit déjà mariée. La lettre suivante évoque un différend entre eux portant sur une question d’argent ; Milena, généreuse jusqu’à l’excès selon les dires de sa fille et biographe, reprochait à Kafka de ne pas l’être du tout.

Je ne me bats plus avec ton mari pour te conquérir, le combat n’a lieu qu’en toi-même ; si la décision ne dépendait que d’une lutte entre ton mari et moi, tout serait réglé depuis longtemps. Ce n’est pas surestimer ton mari, je le sous-estime même probablement, mais je sais ceci : que s’il m’aime, c’est de l’amour du riche pour la pauvreté (il y a de cela aussi dans nos rapports). Dans l’atmosphère de notre existence commune, je ne suis qu’une souris dans le coin d’une « grande maison », une souris à laquelle on permet tout au plus une fois par an de traverser le tapis.


Voilà ce qui est, et c’est tout naturel, je ne m’en étonne pas. Ce dont je m’étonne, et qui est sans doute inexplicable, c’est que toi, toi qui vis dans ce « grand train de maison », qui lui appartiens toute entière, qui tires de lui le plus clair de tes forces, qui y es reine, tu aies quand même — je le sais parfaitement — la possibilité […] non seulement de m’aimer mais d’être à moi, de traverser ton propre tapis.

Mais ce n’est pas encore le clou de l’inconcevable. Le clou, c’est que si tu voulais venir à moi, si tu voulais, — pour parler « musicien » — renoncer au monde entier pour descendre jusqu’à moi, si bas que de ton point de vue on n’en aperçoit que peu de chose, et non seulement peu, mais rien, tu serais obligée — étrange, étrange affaire ! — non de descendre mais de t’élever surhumainement, bien au-dessus, si fort que tu risquerais de te briser, de tomber et de disparaître (et moi avec, bien entendu !). Et tout cela pour parvenir dans un endroit où rien n’attire où je reste sans bonheur comme aussi sans malheur, sans mérite comme sans faute, uniquement parce que j’y ai été placé. Sur l’échelle de l’humanité je suis quelque chose comme un petit épicier d’avant-guerre dans tes faubourgs (même pas un ménétrier, même pas) ; même si j’avais conquis moi-même cette situation — mais je ne l’ai pas conquise — ce ne serait pas un mérite. […]

Tu m’écris que tu viendras peut-être à Prague le mois prochain. J’ai presque envie de te dire : ne viens pas. Laisse-moi l’espoir que si, un jour, je te demande de venir quand je serai dans la pire détresse, tu arriveras immédiatement, mais maintenant il vaut mieux que tu ne viennes pas.. Tu serais obligée de repartir.

En ce qui concerne la mendiante, il n’y avait sans doute dans ce que j’ai fait rien de bien ni de mal. J’étais seulement trop distrait ou trop occupé avec quelqu’un pour pouvoir régler mes actions sur autre chose que sur de vagues souvenirs. Et l’un d’entre eux dit par exemple : « Ne donne pas trop à une mendiante, tu le regretterais ensuite. » Une fois, quand j’étais tout enfant, j’avais reçu une pièce de dix kreutzers et je brûlais de la donner à une vieille mendiante qui se tenait toujours assise entre le grand et le petit Ring. Mais la somme me semblait énorme ; jamais on n’avait dû donner une telle somme à un mendiant ; je rougissais donc devant cette femme de faire un geste si monstrueux. Il me fallait pourtant donner mes dix kreutzers ; je changeai donc ma petite pièce, je donnai un kreutzer à la vieille, fis en courant le tour du bloc qui est formé par l’hôtel de ville et l’allée en berceau qui longe le petit Ring, et je ressortis sur la gauche comme si j’étais un nouveau bienfaiteur ; je donnais encore un kreutzer à la femme, et reprenant mes jambes à mon cou, je répétai dix fois ce manège avec succès (peut-être un peu moins de dix fois, car je crois que la mendiante perdit patience et s’en alla). En tout cas, à la fin, j’étais si épuisé, même moralement, que je rentrai au plus vite et pleurai jusqu’à ce que ma mère m’eut remplacé mes dix kreutzers.

Tu vois que je n’ai pas de chance avec les mendiants, mais je me déclare prêt à verser lentement tout mon avoir présent et à venir en petites coupures de Vienne (les plus petites qui puissent exister) entre les mains d’une mendiante de l’Opéra, à la condition que tu sois là et que je puisse sentir ta présence.

Franz

Sem comentários: