Mon cher Jean,
Je veux vous remercier de ces deux portraits qui me tiennent compagnie ce soir… C'est l'heure où, délicieux Mercure, vous allez entrer dans le bal. Moi, je reste avec mon âme que je n'ose pas regarder en face et ma vie que je n'ose plus dominer. Il y a le travail et des livres… Mais à certaines heures un tel tumulte s'élève dans notre cœur, que rien en dehors de lui ne saurait nous intéresser. Alors je m'occupe à classer des lettres : travail mélancolique ! Que d'amitiés mortes déjà ! Que de visages évoqués, dont les traits que j'ai tant aimés se brouillent dans ma mémoire… Ce que nous en tuons, vous, nous, d'amours et d'amitiés au long de nos pauvres vies tourmentées, j'en frémis mon petit Jean… Voici des carnets : ce sont des notes de retraites. J'ouvre au hasard et je lis ces lignes écrites par moi il y a deux ans : « Tu as considéré tes amis pour tes délices et non pour ton tourment — tu les as troublés et tu as goûté leur trouble : ce furent des objets à ton usage, ces âmes immortelles que tu aurais pu sauver !
J'aurais souhaité, mon petit Jean, que vous ne fussiez pas sur la terre uniquement pour mon égoïste joie. J'aurais voulu être dans votre vie celui qui porte un peu de vraie Lumière… — tâche sublime et dont je ne me sens plus digne. Ah ! Ne jugez pas du moins par moi la doctrine de Vie que ma vie calomnie !
Et malgré tout, mon ami, je l'aime cette doctrine. J'ai bu de cette eau qui désaltère, j'ai connu la paix ineffable d'une bonne conscience, la voix de Dieu dans le silence du cœur apaisé, les généreuses ambitions, le grand désir de donner ma vie et mon talent et tout ce que j'ai en moi pour le triomphe de l'idéal chrétien…
La vie a traversé tout cela. Elle a tout saccagé. Je suis comme un enfant qui a peur dans le noir… Je vous parlais d'un mariage possible…
Mais ce projet est une folie…Ne sachant même plus me guider, comment entraînerais-je une jeune femme sur mes mauvaises routes ?
Mon cher Jean, parlons de vous — cher petit visage éphémère — âme chantante et bondissante — qui êtes dans ces tristes jours mon unique joie — qui ne m'avez donné encore que de la joie… Il me semble que je n'ai pas su vous en remercier encore. Ma pensée se repose sur vous qui avez tant de jeunesse, de génie et de beauté ! Je m'enivre de cette grande tristesse que j'aurai à vous quitter bientôt… Du moins emporterai-je dans mon cœur notre amitié intacte. Vous ne m'oublierez pas. Je suis trop différent de ceux qui vous entourent. Vous ne m'oublierez pas… parce qu'on ne m'oublie pas…
Minuit ! À cette heure, mon petit enfant, vous laissez derrière vous dans le bal commençant un sillage d'admiration et de lumière. Le petit casque où tremblent deux ailes écrase vos beaux cheveux — et vous vivez magnifiquement votre poème de l'orgueil que vous nous récitiez tout à l'heure. Je vais dormir, mon petit Jean. J'ose vous recommander à Dieu comme mon plus précieux ami. Je vais dormir, goûter un sommeil sans rêve qui ne ressemblera pas à la vie, qui me donnera la force de recommencer demain.
Bonne nuit, Jean !
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