Après ses déboires passionnels avec le sculpteur Auguste Rodin, Camille Claudel (née le 8 décembre 1864) est internée dans un asile psychiatrique en 1913. Souffrant d’un délire paranoïde, elle se pense victime des persécutions de son ancien amant. Dans cette lettre à son médecin, elle lui fait part de ses peurs, et l’implore de la libérer : le texte constitue une confession effrayante dans l’intimité tourmentée de l’artiste. Elle reste internée trente ans, jusqu’à sa mort, en 1943. La dépouille n’a jamais été réclamée par sa famille. Le film Camille Claudel de Bruno Nuytten, sorti en 1988, dans lequel Isabelle Adjani prête ses traits à l’artiste, marque une étape importante pour la réhabilitation de Camille Claudel.
Je vous ai demandé plusieurs fois de me laisser voir quelques personnes de ma famille : j’espère que vous accéderez favorablement à ma demande car il y a déjà longtemps que je suis ici sans savoir pourquoi.
Je comprends que c’est l’intérêt de ces beaux messieurs qui se sont jetés sur mon atelier pour emporter toutes mes oeuvres de me laisser le plus longtemps possible en prison. Ils sont bien pressés de jeter l’éteignoir sur cette femme qui serait pour eux une accusation vivante, fantôme gênant de leur crime. Il n’y a pas de danger, ils ne me laisseront pas sortir ; Rodin les tient dans ses griffes, ils sont forcés de lui obéir. C’est Rodin qui s’est servi d’eux pour s’emparer de mon atelier, mais aussi il les tient dans ses griffes, ils ne peuvent plus bouger sans sa permission.
Depuis plusieurs années déjà l’affaire était combinée de façon à ce que je n’en puisse pas réchapper.
Depuis longtemps je n’osais plus sortir de chez moi : chaque fois que je m’absentais des messieurs pénétraient chez moi par la fenêtre, fouillaient dans mes albums et mes croquis sur lesquels ils faisaient main-basse : c’est Rodin qui les avait dressés à faire le même métier qu’il faisait depuis de nombreuses années, ils trouvaient ainsi en eux des complices et une excuse. Mais en même temps, il s’était arrangé pour les tenir dans ses griffes.
Pendant qu’ils pénétraient chez moi par la fenêtre, il les faisaient photographier sur le quai d’en face par un photographe de ses amis. Possédant ces photographies, ils ne peuvent plus bouger sans sa permission, ils sont forcés de faire tout ce qu’il veut. Aussi espère-t-il se servir d’eux pour me détruire tout à fait, ils ne peuvent pas faire autrement que de lui obéir.
Je vous les nommerais bien si je voulais, ceux qui pénétraient chez moi pour fureter dans mes albums. Si je suis encore ici d’ici quelque temps je vous les nommerai !
Ça vaut bien la peine !
Vous voyez que dans toute cette affaire, tout est arrangé pour ma perte ; tout le monde a intérêt à me perdre. Ma famille aussi puisque pendant que je suis enfermée ici, le gredin a profité de ça pour faire donner mon héritage à ma soeur, et que par conséquent ma soeur a tout intérêt à ce que je ne sorte plus !
Et quant à vous M. le docteur Truelle, je vous conseille de prendre garde ! Ces messieurs (Rodin et Cie) se sont servis de vous pour me séquestrer, c’était pour vous donner toute la responsabilité (eux, ils sont par derrière, on ne les voit pas).
Maintenant ils vont essayer de vous détruire, car ils voudraient mettre à votre place un autre docteur très méchant qui serait chargé de m’achever.
Je vous conseille de vous méfier !
Je vous prie de faire votre possible pour me libérer !
Je n’ai pas l’intention de rien réclamer. Je ne suis pas assez forte pour ça. Je me contenterai de vivre dans mon petit coin comme j’ai toujours fait.
La vie que je mène ici, ne me convient pas, c’est trop dur pour moi !
Excusez moi de vous parler franchement et agréez mes civilités.
C. Claudel
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