Les dirigeants politiques et les responsables religieux sont-ils obligés d’imputer la responsabilité des violences à l’auteur d’un navet foutraque, L’Innocence des musulmans, comme pour accorder des circonstances atténuantes à l’ire des intégristes ? Doivent-ils dénoncer comme une " provocation " l’initiative de Charlie Hebdo de publier des caricatures ? Devant l’embrasement, des paroles d’apaisement ont été prononcées. Regretter les " excès de la liberté d’expression " est peut-être avisé sur le plan tactique. A long terme, c’est un danger pour la liberté de l’information, condition de l’épanouissement politique, économique et social.
En 2011, le propriétaire d’un journal pakistanais était abattu pour s’être opposé à la loi sur le blasphème. Au Bangladesh et en Afghanistan, des journalistes ont été menacés ou emprisonnés pour les mêmes raisons. Faisons en sorte de n’être pas forcés de considérer demain comme " provocateur " un journaliste dont le travail aura déclenché les foudres intégristes.
Que devient une liberté que l’on s’interdit d’exercer ? Ceux-là mêmes qui se montrent si blessés, si sensibles, ne sont guère respectueux des croyances d’autrui et des vérités factuelles. Si chacun impose ses interdits, les journalistes en seront réduits à commenter la météo.
En 2010, Reporters sans frontières se déclarait préoccupée par la résolution contre la " diffamation des religions " votée au Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Par bonheur, l’Assemblée générale de l’ONU a décidé jusqu’ici de traiter l’intolérance religieuse par d’autres moyens. Car les sectateurs du crime de blasphème ne désarment pas. En Tunisie, la version de la Constitution en cours de discussion criminalise l’atteinte au sacré.
Le président du parti majoritaire Ennahda, Rached Ghannouchi, vient de déclarer qu’" il doit y avoir une loi incriminant l’atteinte au sacré, au niveau international et cela doit se faire à l’ONU ".
Au-delà de la question du blasphème, une coalition hétéroclite plaide à l’échelle mondiale en faveur d’un resserrement de la liberté sous couvert de " défense des valeurs traditionnelles ". Le 14 septembre 2011, la Russie, la Chine, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan déposaient, à l’ONU, une proposition de résolution en faveur d’un " code de conduite pour la sécurité de l’information " au nom de la diversité culturelle et historique. Au Conseil des droits de l’homme, le rapporteur russe a poussé les positions les plus rétrogrades, telle la soumission de toutes les normes internationales à des " valeurs traditionnelles ".
Depuis la levée de boucliers d’une trentaine d’ONG en février, les débats ont pris une meilleure tournure. Mais qui jurerait qu’à l’avenir l’universalité des droits de l’homme ne sera pas concurrencée par ces " valeurs traditionnelles " qui sont surtout celles des pouvoirs qui les
énoncent ?
Faut-il rappeler ici la condamnation à deux ans de camp de travail des Pussy Riot au nom de " l’incitation à la haine religieuse " ? La poussée politique (diplomatique) menée par la Russie, la Chine, l’Organisation de la conférence islamique et des Etats d’Asie centrale, renforcée par la violence de groupuscules islamistes, est inquiétante. Nous ne signifions pas que l’Occident aurait une vision du monde plus lucide et équilibrée que le reste du monde.
Le linguiste Noam Chomsky et l’économiste Edward Herman ont démontré dans La Fabrication du consentement (Agone, 2008) l’existence d’un " deux poids deux mesures " occidental, distinguant " victimes intéressantes et inintéressantes ". N’attendons pas des opinions du reste du monde qu’elles soient semblables à celles de l’Europe et des Etats-Unis. Elles diffèrent, et c’est heureux, car elles voient ce que notre aveuglement occulte. Et vice-versa.
Mais la liberté d’expression, et d’information, est un principe universel. Si je l’exige pour moi, je la veux pour autrui. Si je la refuse à autrui, il la récusera pour moi. Que personne ne sache s’en servir à la perfection, sans doute. Mais prêtons attention à ce que les serviteurs des doctrines imposées de la propagande ne finissent pas, à force de pressions et d’astuces à tous les niveaux, par rogner l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui précise que chacun a le droit de chercher, de recevoir et de répandre les informations, sans considérations de frontières.
Mensagem de Christophe Deloire Directeur général de Reporters sans frontières
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