domingo, 31 de janeiro de 2016

"Tu as été le lieu sûr auquel mon regard est resté fixé." - Lettre de Rainer Maria Rilke à Lou Andreas-Salomé


Chère Lou,

Cela me touche étrangement qu’il y ait maintenant une patrie autour de toi, une maison remplie de ta présence, un jardin qui vit de toi, un espace qui t’appartient ; oui, je comprends que tout cela ait été et n’ait pu qu’être lent à advenir : car ton univers exige la réalité et a la force de l’exiger ; le premier et lointain Loufried était presque comme un rêve, légèrement fragile et plein de choses anticipées ; mais il tenait à toi, et quand tu venais, la maison était grande et le jardin sans fin. C’est ce que j’éprouvais alors, et je sais aujourd’hui que c’est justement l’infinie réalité qui t’entourait qui constitua pour moi l’événement le plus profond de cette époque indiciblement bonne, grande et généreuse ; le processus de métamorphose qui s’empara alors de moi en mille endroits à la fois émanait de ton existence indiciblement réelle. Jamais, dans mes timides tâtonnements, je n’avais autant senti l’être, autant cru à la présence et autant admis l’avenir ; tu étais l’antithèse de tous les doutes et pour moi une preuve que tout ce que tu touches, atteins et regardes existe. Le monde perdit pour moi son caractère nébuleux, cette façon flottante de se former et de se décomposer qui fut la manière et la pauvreté de mes premiers vers ; des choses advinrent, des bêtes que l’on discernait, des fleurs qui existaient ; j’appris une simplicité, j’appris avec lenteur et difficulté que tout est simple, et j’acquis la maturité pour parler des choses simples.

Et tout cela se produisit parce qu’il m’a été accordé de te rencontrer à un moment pour la première fois je courais le danger de m’abandonner à l’informe. Et si ce danger ne cesse de revenir d’une façon ou d’une autre et sous une forme de plus en plus adulte, le souvenir de toi, la conscience de toi grandissent cependant en moi au point de devenir immenses. A Paris, pendant ces journées extrêmement difficiles où toutes les choses se retiraient de moi comme d’un homme devenant aveugle, où je tremblais de l’angoisse de ne plus reconnaitre le visage de mon prochain, je me raccrochais au fait que toi, je te reconnaissais encore en mon for intérieur, que ton image ne m’était pas devenue étrangère, qu’elle ne s’était pas éloignée comme tout le reste, mais se maintenait seule dans le vide étranger où j’étais contraint de vivre.

Et ici aussi, au milieu du déchirement avec lequel j’ai renoué, tu as été le lieu sûr auquel mon regard est resté fixé.

Je comprends si bien que les choses viennent à toi comme les oiseaux retournent au nid lointain quand le soir tombe. Mille lois, grandes et petites, se sont accomplies avec la maison qui s’est construite autour de toi. Je suis si heureux qu’elle existe, et j’ai l’impression que ses effets bienfaisants me parviennent jusqu’ici.

Mon combat, Lou, et mon péril consistent en ceci que je ne puis devenir réel, qu’il y a toujours des choses qui me nient, des événements qui me traversent, plus réels que moi, comme si je n’existais pas. Autrefois, j’ai cru qu’un mieux surgirait le jour où j’aurais une maison, une femme et un enfant, toutes choses réelles et irréfutables ; j’ai cru que cela me rendrait plus visible, plus tangible, plus concret. Tu vois, Westerwede existait, était réel : car j’ai construit moi-même la maison et tout fait à l’intérieur. Mais c’était une réalité en dehors de moi, je n’étais ni intégré à elle ni confondu avec elle. Et maintenant que cette petite maison avec ses belles chambres silencieuses n’existe plus, le fait de savoir qu’il existe encore un être lié à moi et quelque part un petit enfant qui n’a rien de plus proche dans la vie que cet être et moi – cela me donne sans doute une certaine sécurité et l’expérience de beaucoup de choses simples et profondes -, mais cela ne m’aide pas à parvenir à ce sentiment de réalité, à cette égalité de condition à laquelle j’aspire tant : être quelqu’un de réel au milieu du réel.

C’est seulement pendant mes journées de travail (fort rares) que je deviens réel, que j’existe, que j’occupe l’espace comme une chose, pesant, gisant, tombant, et puis une main vient me relever. Inséré dans l’édifice d’une grande réalité, j’ai alors le sentiment d’être un élément important, posé sur des fondations profondes, encadré à droite et à gauche par d’autres portants. Mais chaque fois, après ces moments d’insertion, je redeviens la pierre rejetée au loin, si inerte que l’herbe de l’inaction a le temps de pousser sur elle. Et le fait que ces moments de rejet ne se fassent pas plus rares, mais soient au contraire quasi constants, ne doit-il pas m’angoisser ? Si je gis ainsi, complètement enseveli, qui me retrouvera sous tout ce qui me recouvre ? Et n’est-il pas possible que je me sois depuis longtemps effrité, presque pareil à la terre, presque aplani, si bien qu’il y a toujours un morne chemin de traverse pour me passer dessus ?

Il y a donc constamment devant moi cette unique tâche à laquelle je ne m’attèle toujours pas, bien que je doive le faire : trouver le chemin, la possibilité d’une réalité quotidienne…

J’écris cela, chère Lou, comme dans un journal intime, tout cela parce que je ne peux pas écrire de lettre maintenant mais n’en suis pas moins désireux de te parler. J’ai presque perdu l’habitude d’écrire, aussi pardonne-moi si cette manière de lettre est détestable et désordonnée. Peut-être n’y voit-on même pas qu’elle est emplie de joie à la pensée de ta maison et y apporte mille voeux. Mille. Tous.

Rainer.

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