domingo, 28 de agosto de 2016

Lettre de Friedrich Nietzsche à Malwida von Meysenbug


Friedrich Wilhelm Nietzsche (15 octobre 1844 – 25 août 1900) fut l’un des philosophes les plus décapants et influents du XIXe siècle. Si son visage le plus connu est celui de l’homme brillant qu’il était, il connut également de grands moments de remise en question. Malwida von Meysenbug, écrivaine, fut l’une des plus grandes amies du philosophe. À Rome, en 1882, elle lui présente une femme qui par la suite sera considérée comme l’une de celles qui comptera le plus pour l’auteur de Par-delà bien et mal, Lou Andreas-Salomé. Après une demande en mariage refusée par la jeune femme et l’échec d’une triple alliance entre Nietzsche, Lou et Rée, les deux amis s’éloignent. Dans cette lettre, Nietzsche fait ses adieux à Malwida et prouve qu’une amitié peut être tout aussi puissante qu’un amour et rompre ce lien peut être bien plus douloureux qu’une rupture amoureuse…


Très chère Mademoiselle,

Nous nous sommes en fait dit notre dernier adieu — et ce fut la crainte de tels mots ultimes qui m’a rendu muet à votre égard si longtemps. Entre-temps, la force vitale et toutes sortes de forces sont en moi agissantes : je vis donc une deuxième existence, et c’est avec ravissement que j’apprends que vous n’aviez jamais complètement renié cette croyance en une deuxième vie chez moi. Je vous en prie aujourd’hui, vivez longtemps, très longtemps : ainsi, je pourrai encore vous procurer quelques joies. Mais je ne dois rien précipiter – l’arc selon lequel court mon existence est grand, et, en chacun de ses points, il me faut avoir vécu tout aussi profondément et avec autant d’énergie : il me faut être jeune longtemps, longtemps encore bien que je m’approche déjà de la quarantaine.

Que tout le monde me laisse actuellement seul, je ne m’en plains pas — je trouve, au contraire, que c’est, premièrement, utile et, deuxièmement, naturel. C’est et ce fut toujours la règle. Même l’attitude de Wagner à mon égard fait partie de cette banalité de la règle. En outre, c’est l’homme de son propre parti, et le hasard de son existence lui en a donné une image si arbitraire et si incomplète qu’il ne peut pas comprendre la gravité et la nécessité de mon genre de passions. L’idée que Wagner ait pu un jour croire que je partageais ses vues me fait aujourd’hui rougir. Finalement, si je ne me trompe pas tout à fait sur mon avenir, c’est dans l’influence que j’exercerai que survivra la meilleure part du wagnérisme — et c’est pour ainsi dire ce qu’il y a de drôle dans l’affaire…

Envoyez-moi, je vous en prie, votre article sur Pieve di Cadore : c’est volontiers que je mettrai mes pas dans les vôtres. Il y a deux ans, c’est justement vers cet endroit que se tournaient avec envie mes regards.

Ne croyez pas ce que Rée vous dit de moi — il a trop bonne opinion de moi —, ou plutôt : je suis la victime de son instinct idéaliste.

À vous de tout coeur, je reste le vieux, même si c’est le nouveau,

Friedrich Nietzsche.

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