Après le triomphe du film d’Alain Resnais, « Hiroshima mon amour » (1959), sur un scénario de Marguerite Duras, l’écrivaine lui propose un texte d’avant-garde pour en faire un nouveau film : « La Destruction capitale » (qui deviendra plus tard « Détruire dit-elle », sorti en décembre 1969 et réalisé par Duras elle-même). Si Resnais ne donne pas vraiment suite, Duras défend avec acharnement sa recherche d’une écriture cinématographique neuve. Cette lettre de rupture est aussi une profession de foi artistique et un point final à leur aventure cinématographique.
J’aurais bien aimé que vous sortiez du rapport passionnel à mon égard, cette fois. Vous refusez encore. Vous avez à la fois envie et horreur de cette idée : retravailler avec moi une deuxième fois. Et risquer de faire un chef d’œuvre. Autrement dit, si la Destruction capitale était anonyme, vous l’auriez faite. Depuis des années nos rapports sont faussés parce que je n’aime pas les histoires que vous tournez. Vous ne me le pardonnez pas. Et ce refus, j’ai peut-être tort, mais je le vois comme une sanction de mon refus à moi. Par ailleurs, mais par ailleurs seulement […] je représente ce que toute une partie de vous refuse : l’incohérence, l’indiscrétion, l’orgueil, la vanité, l’engagement politique naïf, la violence désordonnée, le refus catégorique, le manque de ménagements, la méchanceté. Je pourrais ne pas m’arrêter.
Avec tout ce bordel que je trimballe, je fais des livres. Je fais La Destruction capitale. Ça sort en ligne droite de moi. Vous devez refuser si vous n’oubliez pas qui je suis. Et l’horrible logique est respectée. Je vous écris en somme pour vous expliquer votre refus. Il est, pour les autres, incompréhensible. Pas pour moi. Si vous aviez accepté ça, vous auriez accepté de reconnaître que je n’ai peut-être pas tout à fait tort quand je vous dis que les histoires que vous tournez ne sont pas tout à fait nécessaires, qu’elles sont marginales, sinon pauvres. Et qu’en les choisissant vous vous coupez d’une partie des intellectuels pour gagner une couche plus large, certes, mais moins décisive, de gens cultivés (je m’excuse : l’intellectuel pour moi c’est celui qui remet en question, et le cultivé c’est celui qui ne le fait jamais). Toutes les raisons que vous me donniez ce matin étaient gentilles, elles procédaient de votre humilité (narcissique au dernier degré !) et de votre prudence ; Elles étaient fausses. Vous m’auriez dit : « Non, avec vous, non », ça aurait été mieux. Et je n’aurais pas éprouvé le besoin de faire cette lettre. Vous m’auriez dit « Il y a quelque chose encore que je ne vous pardonne pas », nous aurions enfin débouché dans l’espace de l’intelligence commune. Mais vous en êtes passé par votre processus habituel. Tant pis. Tant pis si cette lettre, vous ne me la pardonnez pas. C’est moins grave, pour moi, de l’écrire, c’est moins grave, oui, que, pour vous, de refuser La Destruction capitale.
Qu’allez-vous faire ? Les films d’aventure ou les films comiques ne se trouvent pas quand on les cherche. Rien ne se trouve quand on le cherche. Hiroshima, le script, c’est l’impossibilité de trouver une histoire que vous cherchiez. C’est pour ça que c’est bien. Rien n’est plus au présent. Je veux dire : ce qui est vécu actuellement par tous, et c’est la première fois du monde, est en partie nul et non avenu eu égard à ce qui pourrait se passer demain. […] La relation humaine dans La Destruction, même si la délicatesse en est choquée, c’est la négation absolue de la relation humaine telle qu’elle existe. C’est un aperçu des voies qu’elle pourrait prendre demain. […] Je vous aurai prévenu de la faute capitale que vous faites en refusant La Destruction capitale pour des raisons personnelles. Par là j’entends votre peur de la rater. Qu’est-ce que ça veut dire votre peur ? C’est rien. Ça ne compte pas dans une perspective de ratage et de réussite, dépassé (démodé pour parler commerce). Ça ne compte pas dans la perspective inconditionnellement libre de chacun, dangereuse : le refus. Votre peur entérine les valeurs que vous refusez. Vous croyez que Régy n’a pas peur ? Bien sûr que si. Encore plus que pour Pinter qui choquait plutôt qu’il ne violait d’ailleurs. Vous croyez que je n’ai pas peur ? Je m’en fous. Ce n’est pas moi seule qui ait écrit le texte. Qui ait inventé ces juifs, ce parc, cette indélicatesse fondamentale, cette impudeur. On ne fait jamais seul quelque chose. Ne le croyez pas. C’est fini l’insanité romantique du solitaire échevelé qui attend l’inspiration du ciel. TERMINÉ. Je suis libre devant ce texte, que j’ai fait, de dire qu’il est nouveau. Parce que derrière ce texte qui en est passé par moi, il y a la société que je refuse. C’est le refus de cette société qui en est passé par moi. […] Vous n’avez pas ouvert la porte au texte parce qu’il était signé. Le « je ne comprends rien », pareil. C’est toujours dans les régions où je ne comprends plus rien que je vais. Est-ce que vous comprenez la mort ? Un oiseau ? Le rire ? Stein ? Alissa ? Donc, plus de films ensemble. Tant pis. On écrira. Le cinéma prend un retard fantastique sur le théâtre. L’argent peut-être. Ou la peur de rater, c’est-à-dire de perdre l’argent.
Je vous embrasse très tendrement. Marguerite
Sem comentários:
Enviar um comentário