domingo, 30 de abril de 2017

Lettre de Marguerite Yourcenar à Georges de Crayencour


Lire la correspondance des écrivains permet bien souvent de les apercevoir à leur table de travail, ou d’entendre leurs confidences sur le processus de création littéraire ou sur la place de l’écrivain dans la société. C’est le cas avec cette lettre de Marguerite Yourcenar (8 juin 1903 – 17 décembre 1987) à son neveu Georges.
Dans la première partie de la lettre, l’écrivain, qui vit aux États-Unis avec sa compagne depuis les années 1940, s’insurge contre une récupération du prestige de son nom — en effet, Florence Dupont (une universitaire spécialiste de théâtre antique, aujourd’hui connue pour ses prises de position à contre-courant) venait de publier un livre intitulé Adieux à Marguerite Yourcenar : Nouvelles occidentales aux éditions des Femmes. Puis le propos de Marguerite Yourcenar, entre deux rêveries, s’étend à un autre type de publicité littéraire.

Mon cher Georges,

J’ai été très touchée par le souci que vous a donné l’astucieuse entreprise de cette Florence Dupont dont nous ignorons tout ! ce titre est évidemment une manœuvre commerciale pour appâter le client, et elle a dû réussir jusqu’à un certain point, car trois ou quatre amis ou connaissances m’ont écrit qu’ils avaient, de ce fait, acheté le livre. Ou du moins, plus prudents, l’avaient acheté à la devanture d’un libraire.

Je suis de votre avis : on n’a pas besoin d’être puritain, ni même vertueux au sens insipide du mot, pour être dégoûté par l’horrible sensualité épaisse et pourrie qui se dégage de tant de livres de nos jours, surtout de ceux provenant de dames de ce qu’on appelle ici « le front de libération féminine ». C’est par ses compétences, son travail, sa participation à des entreprises utiles que la femme s’imposera dans la société contemporaine : ce n’est pas en exécutant une sorte de danse du ventre littéraire, très commercialisée, d’ailleurs.

Mais je ne crois pas qu’il existe de loi empêchant un individu quelconque de mettre le nom d’une « personnalité bien connue » (comme on dit) sur un titre. Je ne crois pas que la charmante reine Fabiola elle-même pourrait protester si quelqu’un donnait comme titre « Les roses de la reine Fabiola » à un livre où il ne serait question ni de roses, ni de la reine. À moins bien entendu que ce livre soit scandaleux au point de justifier des poursuites par lui-même, ce qui se produit rarement à notre époque où on est accoutumé à tout. En tout cas, mon conseil, Maître Brossollet, que j’avais consulté dans une autre occasion analogue, m’a dit qu’il recommandait toujours à ses clients de rester cois, « parce que tout ce que ces gens-là demandent, c’est qu’on fasse du bruit autour d’eux ». Je me suis donc contentée de ne pas répondre à l’exemplaire de service de presse, orné d’une dédicace obséquieuse.

[…] Pour une fois, je suis votre exemple, et vous envoie à titre de réciprocité une coupure de journal concernant l’archéologie préhistorique. Un cerf d’argile vieux (paraît-il) de cinquante mille ans, trouvé au Japon, dont l’histoire écrite ne commence que vers l’époque de Clovis… On est mélancolique quand on pense que les hommes sont depuis si longtemps sur la terre et continuent à ne pas savoir s’arranger entre eux. Et je suppose qu’il y a eu aussi les imbéciles dorés de la préhistoire.

Les choses ici ne tournent pas très rond. L’état de santé de Grâce s’est plutôt aggravé. […] Nos pommiers et nos cerisiers fleurissent en ce moment sous la pluie.

Bien affectueusement,

Marguerite Y.

Nous avons eu il y a deux semaines trois jours de radio dirigée par Jacques Chancel, homme aimable, et les techniciens, comme toujours, très gentils. (Il y a eu aussi, l’été dernier, une entrevue de Marie-Claire avec des photographies pas mal de la maison et des entours.) On se demande pourquoi les média obligent un écrivain à parler sur tous les sujets, alors que son métier est d’écrire sur quelques-uns. Mais je sens que l’éditeur y tient pour des raisons publicitaires, encore qu’il ait la gentillesse de ne pas m’y obliger. Et surtout quand on vit à l’étranger, on ne peut guère couper tous les ponts. À propos, les entretiens avec Chancel passeront paraît-il du 11 au 15 juin, entre 6 et 7, mais franchement je ne sais pas si ça vaut la peine d’être entendu ou non. Le dernier programme comprendra une partie musicale choisie parmi mes disques préférés, mais il y a même là quelque chose d’artificiel, car bien entendu, je n’offrirai jamais une heure de musique composée d’un pareil échantillonnage de tous les genres.

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