domingo, 13 de agosto de 2017

Lettre de Rainer Maria Rilke à Lou Andreas-Salomé


En 1900, le poète Rainer Maria Rilke découvre le travail du sculpteur Auguste Rodin. Trois ans plus tard, il publiera un essai sur le travail de l’artiste, jusqu’à devenir, en 1905, son secrétaire particulier à Paris. Dans cette lettre à sa muse Lou Andreas-Salomé, il lui témoigne la façon dont Rodin inspire sa démarche créative, et livre par-là sa propre réflexion esthétique.

[…] J’aimerais d’une façon ou d’une autre me retirer plus profondément en moi-même, dans le cloître qui est en moi et où sont accrochées les grandes cloches. J’aimerais oublier tout le monde, ma femme et mon enfant, et tous les noms, toutes les relations, tous les moments partagés et tous les espoirs liés à d’autres êtres. Mais à quoi me servirait de partir très loin de tout puisqu’il y a partout des voix et nulle part un refuge tranquille, protégé par une calme bonté, qui m’accueillerait. Nul endroit où le mesquin soit moins envahissant et moins pesant. Si j’allais au désert, le soleil et la faim me tueraient ; car les oiseaux ont cessé de voler vers les solitaires : ils jettent leur pain au milieu de la foule qui se le dispute…

C’est pourquoi il est si terriblement nécessaire pour moi de trouver l’outil de mon art, le marteau, mon marteau, afin qu’il devienne le maître et couvre tous les bruits. Il doit bien y avoir aussi un métier à la base de cet art, un travail fidèle, quotidien, faisant feu de tout bois, cela doit bien être possible là aussi ! Oh, si je pouvais avoir des jours ouvrés, Lou, si la cavité la plus secrète de mon coeur pouvait être un atelier, une cellule et un refuge pour moi ; si tout ce qu’il y a de monacal en moi pouvait fonder un cloître destiné à mon travail et à ma méditation. Si je pouvais ne plus rien perdre et tout disposer autour de moi selon le degré de parenté et d’importance. Si je pouvais ressusciter, Lou ! Car je suis éparpillé comme un mort dans une vieille tombe…

D’une manière ou d’une autre, il faut que je découvre moi aussi le plus petit élément, la cellule de mon art, le moyen tangible et immatériel de tout décrire. Alors, la conscience claire et forte de l’énorme travail qui m’attendrait me forcerait à m’y atteler ; j’aurais tellement à faire qu’un jour ouvré ressemblerait au suivant, et mon travail serait toujours réussi car, bien que commençant par des choses réalisables et modestes, il serait d’emblée dans le grand. Tout serait soudain très loin, perturbations et voix, même l’hostile s’intégrerait au travail, de même que les bruits entrent dans le rêve et le font glisser insensiblement vers l’inattendu. Le sujet perdrait encore en importance et en poids, et il ne serait plus que prétexte ; mais c’est justement cette apparente indifférence à son égard qui me donnerait la capacité de donner forme à tous les sujets, de modeler et de trouver des prétextes à tout avec les moyens convenables et non prémédités. […]

Je ne peux m’empêcher d’être hostile à tout héritage, et ce que j’ai acquis est si mince ; je n’ai pour ainsi dire aucune culture. Mes tentatives sans cesse renouvelées pour commencer des études ont lamentablement avorté ; en raison d’éléments extérieurs et de l’étrange sentiment qui me prenait chaque fois par surprise : c’était comme si je devais revenir d’un savoir inné par un chemin ardu qui y retourne après moult tours et détours. Peut-être étaient-elles trop abstraites, les sciences auxquelles je me suis essayé, et peut-être que d’autres révéleraient de nouvelles choses… ? Mais pour tout cela il me manque les livres, et pour les livres, les guides. Toujours est-il que je souffre souvent de savoir si peu de choses ; ou seulement, peut-être, d’en savoir si peu sur les fleurs, sur les bêtes et sur les phénomènes simples d’où la vie s’élève comme une chanson populaire. C’est pourquoi je me promets toujours de mieux regarder, de mieux observer, d’aborder les petites choses que j’ai souvent négligées avec plus de patience, plus de concentration, comme autant de spectacles. C’est dans les choses insignifiantes que les lois circulent le plus ingénument, car elles se croient à l’abri des regards, seules avec les choses. La loi est grande dans les petites choses, elle en surgit et en jaillit de toutes parts. Si je pouvais apprendre à regarder jour après jour, alors le travail quotidien, auquel j’aspire de manière indicible, ne serait plus très éloigné…

Sois indulgente avec moi, Lou. Tu dois trouver que je suis beaucoup trop vieux pour être autorisé à être jeune de façon aussi tâtonnante ; mais tu sais que devant toi je suis un enfant, je ne le cache pas, et je te parle comme les enfants parlent dans la nuit : le visage enfoui contre toi, les yeux fermés, sentant ta proximité, ta protection, ta présence :

Rainer.

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