Georges Brassens (22 octobre 1921 – 29 octobre 1981) célèbre poète-auteur-compositeur et interprète français, a entretenu une correspondance fournie avec son ami philosophe Roger Toussenot entre 1946 et 1950. Entre eux, amitié et complicité se nouent autour de la poésie, comme l’illustre la lettre suivante.
Mon cher vieux,
Certes, nous le savons par cœur ce « fragment » — comme tu dis — de la préface de Baudelaire, et tu en possèdes même une copie faite un jour que j’ai secoué ma paresse. Mais, en face d’un monde cruel et perdu, il convient de boire continuellement l’alcool de la lucidité distillé par ce poète grand et pudique. Le métal ne risque rien, diras-tu. Je le pense. Mais il m’arrivait, autrefois, de me laisser aller au charme de mes chants, et ceci devant des individus faits à la diable. C’est pour m’éviter de semblables errements que j’appelle toujours Baudelaire à mon secours. Ne nous y trompons pas : une vigilance assidue peut seule nous aider à échapper à leurs griffes. Les moyens dont ils disposent pour nous diminuer et même nous prostituer sont innombrables et efficaces (exploitation de la vanité surtout). Comme bouclier, nous ne disposons que de notre « tremblement » (je songe à ta fameuse citation de Goethe). Un moment d’inattention, et c’est la ruine, l’abdication, l’engrenage, bref ce que tu appelles « le pluriel », un pluriel qui se croit singulier.
Or, toi, Roger, tu n’as pas le droit de me faire une vacherie pareille. Il en va de même pour moi vis-à-vis de toi. Quelque chose de sacré, et dont nous ne sommes que les artisans, préside au silence entre toi et moi. Dès que quelque chose ne marche pas dans la Solitude, cite et relis un poète ou un philosophe et le salut devient chose visible, possible. Ces conseils, en vérité, c’est à moi plutôt que à toi que je les adresse. Sans doute ai-je confiance en moi, mais je crois encore bien plus à ta résistance qu’à la mienne. Cette impression provient forcément de la connaissance plus intime que j’ai de moi-même, de mes réactions, de mes faiblesses, car je suis un ancien vaniteux, et un vaniteux sournois, mon sang-froid et ma dissimulation me permettant beaucoup. Je voudrais que cet aveu que je confie à un ami exceptionnel représente en quelque sorte l’idée de valeur d’une prise de conscience. (Si Nietzsche écrivait à ma place, il s’en tirerait beaucoup mieux, plus facilement, plus essentiellement ; mais je sais que Toussenot écrit tout ce qu’il lit et qu’il aime. Ah ! mon vieux, que des chefs-d’œuvre tu écris en les lisant, et comme cela est dommage pour ton œuvre personnelle ! Ta faiblesse est dans ton manque d’égoïsme.)
Je viens de recevoir ta missive du 15 et je me suis aperçu que tout ce que j’ai écrit ici se trouve confirmé, donc rendu inutile, avec la fulgurance habituelle, par tes propos sur l’auteur des Fleurs du mal et sur ma personne. Merci, cher ami. Devant toi je me sens si sûr de ma RÉALITÉ que le silence est le seul langage essentiel. La fête continue. Autour des baraques foraines, les braves gens nous crachent au visage. Pour les uns, nous faisons figure d’extravagants, de maniaques ; pour les autres, de niais, d’ignorants, de sots, de pauvres cons. C’est le meilleur signe ! Donc nous sommes vrais ! Notre fête durera après que les lampions seront éteints. Nous écoutons d’un air distrait le bavardage des « engagés », beaucoup plus — le croiras-tu ? — sous ta plume que dans la réalité. J’aime infiniment ton aphorisme : « On croit que je n’écoute pas : c’est que j’entends trop. » Cette phrase nous résume prodigieusement. Je suis sûr que des hommes la citeront dans 50 ans.
Terminant ta lettre de dimanche, tu t’excusais d’être bref. Erreur d’optique. Hallucination. Moi je l’ai trouvée plus longue que bien d’autres ! Elle est réconfortante.
Corne d’Auroch t’a envoyé sa longue lettre hier, sans me la montrer bien entendu – ce qui n’a aucune importance. Il y a longtemps que je sais ce qu’il est capable et incapable décrire. Émile, c’est le dernier enfant-témoin de notre enfance. Toi, tu es l’ami du meilleur de moi-même.
J’ai vu quatre ou cinq fois le Succube. J’ai l’impression que ma présence ne peut plus rien pour elle. Je suis « gentil » au maximum. Je lui explique même ma « poétique ». Elle dévore les bibliothèques, mais ton départ l’a tuée. Elle ne sait plus écrire, dit-elle ; elle entend par là qu‘elle se sent maintenant incapable de tenir une plume entre ses doigts. Ne nous y trompons pas. Le ressort semble cassé. La douleur de cette pauvre fille si généreuse me chagrine. Que faire ? Je ne puis rien. Et mon sexe ne servirait à rien : le mal est dans le cerveau. Les Jeunes Amoureux viendront te trouver dans quelques jours. Je crois qu’ils t’apporteront du plaisir.
Quand tu ne reçois rien de moi, ne t’effraye pas : je suis toujours avec toi et je suis plus près de toi quand je n’ai pas de plume à la main. Nous t’embrassons.
Georges
Sem comentários:
Enviar um comentário